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En Pologne, des civils s'entraînent au combat et appellent l’Europe à
"se réveiller" face à la menace russe

Article rédigé par Valentine Pasquesoone - Envoyée spéciale en Pologne France Télévisions Publié le 26/05/2024
 

Des Polonais passent un examen après une formation auprès des Forces de défense territoriale, le 19 avril 2024 près de Varsovie (Pologne). 

Pour l'immense majorité des Polonais, Moscou est une menace "majeure". A l'approche des européennes, franceinfo est allé à la rencontre de civils en formation avec l'armée, pour comprendre leurs attentes en matière de défense européenne.

Entre les arbres, dans la boue et le sable, le groupe de Polonais doit courir et se mettre à terre au plus vite. Au loin, des tirs percent le silence. Près de Varsovie, ces civils terminent une formation auprès des Forces de défense territoriale (FDT). Ce vendredi d'avril est leur jour d'examen. "Imaginez qu'il s'agit d'une situation réelle, lance le soldat qui les dirige. Vous devez être extrêmement déterminés et sauver votre vie."

Comme eux, des milliers de Polonais se rapprochent de cette branche des forces armées, inquiets depuis que la Russie pilonne l'Ukraine. Dans le plus grand pays d'Europe de l'Est, ils sont 94% à voir Moscou comme une menace "majeure", selon une enquête du Pew Research Center . En alerte, Varsovie renforce ses équipements et effectifs militaires. En 2022, l'ancien gouvernement avait annoncé vouloir atteindre 300 000 soldats à l'horizon 2035 et bâtir "les forces terrestres les plus puissantes d'Europe". A l'approche des élections européennes, des civils et militaires rencontrés par franceinfo appellent à renforcer la défense du Vieux Continent de manière urgente. 

Plusieurs dizaines de civils ont pris part à cet examen de fin de formation auprès des Forces de défense territoriale, le 19 avril 2024 près de Varsovie (Pologne). Rafal Zdrodowski, professionnel du bâtiment, est l'un d'entre eux.

En cette journée de tests, la fatigue se lit sur les visages. "Des personnes ont fait une erreur. Il faut écouter ce qu'on vous dit", somme un examinateur. Parmi les candidats, Rafal Zdrodowski, 46 ans. Evalué depuis 5 heures du matin, ce professionnel du bâtiment fait une pause avant la prochaine étape. Il espère continuer à se former, s'impliquer davantage auprès des Forces de défense territoriale. Cette branche, forte de plus de 40 000 hommes, est composée de soldats professionnels et de civils volontaires. "Mes compétences [dans la construction] peuvent être utiles. S'ils ont besoin de moi en première ligne, je serai là aussi", promet le Polonais, yeux bleus soulignés par une couche de peinture camouflage sur son visage.

"La Russie pourrait aller de plus en plus loin"

Pour ce père de famille, la décision est venue après un échange avec son fils. A 15 ans, "il m'a demandé pourquoi je n'avais pas fait l'armée. J'ai fait ce choix pour lui donner un bon exemple paternel, relate-t-il. Je veux l'élever de manière patriotique face à la menace actuelle de la Russie." Rafal Zdrodowski en est persuadé : Moscou pose un risque "très direct" pour son pays, voisin de l'Ukraine sur plus de 500 km, et pour l'Europe. "La Russie pourrait aller de plus en plus loin", insiste le Polonais. 

 

"Si les Russes arrivent ici, nous devons être prêts à nous battre en cinq minutes. (...) Nous devrons défendre la Pologne, mais aussi l'Europe."

Ses craintes ne sont pas infondées. Plusieurs indices montrent que la Russie "prépare un conflit conventionnel de grande ampleur avec l'Otan", de l'avis du cercle de réflexion américain Institute for the Study of War  (ISW). L'Alliance atlantique se "prépare" à une guerre avec Moscou, "si [la Russie] nous attaque", a prévenu le président de son comité militaire, Rob Bauer. L'Europe est-elle prête ? "On a perdu beaucoup de temps. L'Europe, l'Otan, il faut que l'on s'entraîne, et que l'on se coordonne entre pays", argue Rafal Zdrodowski. L'apprenti militaire salue les efforts polonais et l'opération Dragon 24, un récent exercice de l'Otan impliquant plusieurs Etats. Il faut, selon lui, aller plus loin. Une formation comme la sienne "devrait être suivie par la majorité de la population".

Przemyslaw Luszczki, porte-parole de la brigade, suit avec attention les mouvements de ses élèves, sur le vaste terrain qui accueille l'examen. A ses yeux, le 24 février 2022 a marqué une bascule. "Avant la guerre, nous devions toujours attendre pour que les places soient pourvues", relate-t-il. A présent, les cinq prochaines sessions d'entraînement sont complètes, avance le militaire. "Les volontaires doivent patienter près d'un an et demi pour commencer."

 

"Les gens ont vu Boutcha, Bakhmout. Nous n’avons pas besoin de les convaincre que la Russie est une menace réelle. Ils arrivent ici en le pensant déjà."

Des tirs plus nourris et plus proches se font entendre. Un groupe fait face à une attaque dans les conditions d'un terrain hostile, et doit répliquer. Ces novices de l'armée répondent à leur tour par des tirs, avant de s'enfoncer entre les arbres. Parmi eux, Ewa*. La Polonaise est venue ici "apprendre de nouvelles compétences, voir ce qu'elle pouvai [t] faire". La Russie est aussi "l'une des raisons" qui ont motivé son inscription. "Désormais, je suis davantage consciente de la menace. Nous sommes tous très inquiets, nous voulons défendre nos familles et notre patrie."

Ewa espère que les Polonais seront capables de se protéger. Son espoir est teinté d'incertitude, quand il s'agit de l'UE et de l'Otan. "Je n'ai aucune connaissance sur leur préparation à la guerre. (...) Sont-elles prêtes ? Je l'espère." Le sujet jouera sur son vote lors des élections européennes, le 9 juin. Sa voix ira aux candidats "qui se concentrent réellement sur nos valeurs communes et qui n'hésiteront pas à s'opposer à une agression militaire aux frontières de l'UE".

"Mentalement, l'Europe n'est pas préparée à la guerre"

Pawel Miernik, qui observe les tirs du groupe, est membre des Forces de défense territoriale depuis 2017. "Envoyez des troupes ici, nous allons les former !" sourit-il, l'air malicieux. Derrière le clin d'œil, le formateur pose un regard plus grave sur la défense de l'Europe. "Difficile de dire si l'Otan dans son ensemble est prête. Les Etats-Unis, peut-être, mais l'Europe de l'Ouest ? Je n'en suis pas si sûr." Pawel Miernik souligne une opinion partagée par d'autres Polonais : le fait que l'appui militaire des Américains est vital. "Sans les Etats-Unis, l'Europe ne peut pas se défendre", alertait dès 2022 la diplomatie polonaise. Washington dédie un peu plus de 3% de son produit intérieur brut (PIB) à sa défense, selon l'Otan . Au sein de l'Alliance atlantique, seule Varsovie fait légèrement mieux. En France, les dépenses militaires représenteront 2% du PIB cette année.

Pour Pawel Miernik, il faut accroître la présence militaire le long du flanc est de l'Europe. Et surtout, produire. Produire pour soutenir davantage l'Ukraine, et pour renforcer notre arsenal. En mars, Bruxelles s'est engagée à débloquer 500 millions d'euros pour atteindre une production de deux millions d'obus d'artillerie par an, d'ici la fin de l'année prochaine. L'UE a toutefois accusé du retard , après sa promesse d'envoyer un million d'obus à Kiev en un an, avant avril 2024. Les capacités de production s'améliorent (de 20 à 30% en moins d'un an), mais il reste des obstacles. " L'industrie de défense européenne n'est pas encore à la hauteur du défi auquel elle fait face, même si beaucoup de choses ont été faites", pointait récemment Gesine Weber, du centre de réflexion German Marshall Fund of the United States, auprès de franceinfo. 

"Nous devrions avoir en Europe une production à grande échelle de munitions. Est-ce le cas ? Je n'en suis pas certain."

L'examen des civils suit son cours, entre éclaircies et pluie battante. Przemyslaw Luszczki rejoint sa brigade autour d'un feu. Lui aussi appelle à soutenir l'Ukraine, aussi vite et autant que possible. Quant à l'Europe, "nous sommes sur la bonne voie, mais nous devons accélérer", appuie le caporal-chef. Le continent, de son avis, s'est trop démilitarisé après des décennies de paix : "Nous devons inverser cela." Développer les ressources humaines, matérielles, "tout". Przemyslaw Luszczki appelle de ses vœux une "économie de guerre" pour la défense , à l'instar d'Emmanuel Macron ou du commissaire européen au Marché intérieur, Thierry Breton. "Mentalement, l'Europe n'est pas préparée à la guerre. Le rôle de la Pologne est de réveiller le reste du continent."

Malgorzata Skuza lors de son examen de fin de formation auprès des Forces de défense territoriale, le 19 avril 2024 près de Varsovie (Pologne).

L'évaluation touche à sa fin. Des élèves, lestés de munitions, doivent ramper sur 20 mètres en un temps record. "Je me sens plus en sécurité après cet entraînement", glisse Malgorzata Skuza, trentenaire de Varsovie. Pour elle, la guerre est un sujet personnel. La Polonaise compte parmi ses amis une personne ukrainienne, et tient à défendre son pays. "Je voulais me préparer, ne pas être impuissante en cas de danger." Vivre non loin d'un conflit la place en alerte. "Certains pays européens pensent qu'il s'agit juste de l'Ukraine, qu'ils ne sont pas menacés. Nous, nous sommes plus près." A ses côtés, Bartlomiej Goral finalise à son tour sa formation. Il n'est "pas un partisan de l'Union européenne", mais attend de ses membres qu'ils investissent davantage en matière de défense. "Comme le dit l'expression, si vous voulez la paix, préparez-vous à la guerre", glisse ce garçon de 19 ans.

Le dimanche venu, ces quelques dizaines de Polonais se retrouvent pour un moment solennel, dans un parc de Varsovie. Rafal, Ewa et les autres prêtent serment, devant leurs familles, les visages fiers. Le drapeau polonais est hissé, l'hymne national entonné. "Vous vous consacrerez à la défense de notre patrie et au soutien des civils", clame le chef de la brigade, lisant un message du ministère de la Défense. "J'espère que nous resterons en paix, confie Ewa. J'espère vraiment que nous sommes en sécurité en Europe, et que rien de grave ne se produira."

*Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée. 

Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Agnieszka Suszko, journaliste en Pologne, pour la préparation et la traduction.  

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