MEDIA CORSICA
Golshifteh Farahani
Les contes persans ne commencent pas comme en Occident par « Il était une fois » mais
par la formule infiniment plus magique : « Il était il n’était pas », sans virgule, histoire de bien
faire trembler la frontière entre réalité et fiction, jusqu’à ne plus pouvoir les distinguer.
La femme qui s’avance vers moi existe bien, comme en témoignent les regards qui la
suivent dans ce bar d’hôtel parisien confidentiel. Mais elle appartient aussi au monde du
rêve et des contes, à la Perse éternelle, celle des artistes, des muses, des poètes.
Et l’on pourrait ainsi commencer son portrait, avant de la ramener à son identité terrestre
et administrative, avec cette formule : « Elle était elle n’était pas. »
À première vue, Golshifteh Farahani n’a jamais paru aussi sûre d’elle.
Tout de noir vêtue, chevelure de jais, regard de charbon, elle dégage la force tranquille teintée de mélancolie d’une reine exilée, qui ne posséderait plus qu’elle-même et se contenterait de ce royaume. Du charme, elle en a toujours eu. Mais cette densité est nouvelle, non ? « C’est l’âge », me glisse-t-elle dans un sourire. On contemple, étonné, son visage intemporel de madone, mais elle ne plaisante pas. À 40 ans, et près de cinquante films à son actif, elle est en droit de revendiquer une certaine maturité. « Quand j’ai quitté l’Iran pour la France il y a quinze ans, c’est comme si on m’avait coupé les mains et les pieds. Tout était à reconstruire. J’ai dû repartir de zéro, apprendre le français, comme une enfant. Ça prend du temps. » Elle se sert une tasse de thé, réfléchit. « Il faut apprendre à s’exprimer plus simplement. Mais les mots de la vérité sont simples. »
La phrase sonne comme une profession de foi. En musicienne avertie, elle la laisse résonner dans le silence en sirotant son thé. Drôle d’introduction, en parfait contrepoint, au personnage qu’elle incarne dans son dernier film, Roqya (sortie en salle le 15 mai) : Nour, sorcière moderne, vendant ses sortilèges et pratiquant la contrebande d’animaux exotiques dangereux dans la bien-nommée cité Python, où règne la loi de la jungle. « C’est un milieu où personne ne croit aux pompiers, à la police ou aux médecins, à l’État. Par ignorance et désespérance, par désir de protection, on se tourne vers la sorcellerie, comme dans tous les pays pauvres. » Elle se souvient qu’au Rajasthan, où elle a tourné Le Chant des scorpions (2017), « quand un scorpion vous pique, vous n’allez pas à l’hôpital, il n’y en a pas, vous êtes obligés de croire au pouvoir du shaman ». Abandonnée de tous les services publics, la cité a donc remplacé la médecine par la superstition, et la justice par la violence collective. Bientôt, voilà Nour désignée via les réseaux sociaux comme bouc émissaire, et poursuivie par une foule avide de lynchage. Glaçant constat d’une société disloquée, où ne survivent que des croyances, toutes également dangereuses. Le réalisateur, Saïd Belktibia, dont c’est le premier long-métrage, reconnaît tranquillement : « Qui de mieux que Golshifteh pour incarner l’histoire d’une femme prise pour cible ? »
Sept mois d’interrogatoires
C’est vrai : elle a dû fuir l’Iran en 2008 pour avoir joué dans un film hollywoodien, première actrice iranienne à le faire depuis la révolution islamique de 1979, et avoir créé le scandale en apparaissant sans voile et les bras dénudés à la première new-yorkaise du film en question, intitulé – ça ne s’invente pas – Body of Lies, en français Mensonges d’État, une grosse production signée Ridley Scott, avec Leonardo DiCaprio et Russell Crowe. Elle y joue une infirmière musulmane vivant à Amman et courtisée par Roger Ferris, le personnage de DiCaprio, un agent de la CIA respectueux, et même amoureux du monde arabe. Dans le film, elle apparaît toujours vêtue et voilée de manière à ne provoquer l’ire d’aucun censeur. Mais le problème n’est pas le scénario, plutôt défavorable aux États-Unis : c’est sa participation même à un projet américain. Depuis l’âge de quatorze ans, elle a joué dans dix-sept films iraniens, et son immense popularité dans le pays fait d’elle, qu’elle le veuille ou non, un symbole que le régime en place ne peut laisser passer à l’ennemi sans se ridiculiser.
C’est ce qu’elle finit par comprendre après sept mois d’interrogatoires réguliers par les autorités, quand le juge chargé de son dossier lui avoue qu’elle sera condamnée dès la sortie du film, à une peine qui se voudra exemplaire, et qu’elle ferait mieux de prendre ses jambes à son cou. Il lui rend le passeport qu’il avait confisqué. « Il fallait que je parte avant la sortie du film. » Méfiante, elle suit cependant le conseil de ce magistrat pétri de contradictions, qui lui reproche sa liberté tout en faisant partie secrètement de ses admirateurs. Les mensonges d’État, on ne connaît que ça, quand on a grandi à Téhéran. En Iran, tout le monde ment, même ceux à qui vous devez mentir. À l’aéroport, confusion, elle a un passeport en règle, mais est toujours sur la liste noire. « Ils n’ont pas dit oui mais ils n’ont pas dit non. Ils ont dit : “On ne comprend pas” et sur un malentendu, ils m’ont laissée partir. » Quand l’avion décolle, elle n’y croit tellement pas qu’elle n’a pas pris la peine d’embrasser ses parents, pour leur dire au revoir ou adieu. « Au moment de monter dans cet avion, c’était comme courir un marathon et avoir une crampe à la fin. Mes jambes étaient en coton, mais elles avançaient toutes seules. C’est le corps qui nous prend, on dirait que l’âme se sépare du corps. » L’exil, c’est mourir de son vivant ? Elle précise : « C’est l’inverse de la mort où on dit que l’âme part et le corps reste. Là c’est le corps qui part, et l’âme qui reste. J’ai laissé neuf dixièmes de mon âme là-bas. »
Mais ce corps a l’air de savoir ce qu’il fait. À New York, au moment de choisir sa tenue pour la première de Mensonges d’État, elle hésite. « J’avais acheté une robe à Paris. Dans ma chambre d’hôtel, on m’en avait mis à disposition une autre, très belle, un costume de mariage traditionnel, avec voile, et qui laissait les bras couverts. » Discussion avec son mari, qui plaide pour celle choisie ensemble à Paris, « comme un tampon pour assumer publiquement que j’étais libre et que je ne retournerais pas en Iran. Comme un mariage avec l’exil. » Finalement, qui a décidé ? Quand même pas son mari ? Elle répond à moitié : « Moi je ne savais pas, mais mon corps savait. » Ce sera la robe de l’exil. Elle analyse rétrospectivement : « Tout ce que j’ai fait, c’est mon corps qui a choisi. C’était charnel, pas intellectuel. Je ne réfléchissais pas aux conséquences. » Au moment d’affronter les reproches de son père, un homme de théâtre habitué aux persécutions et inquiet pour elle, elle sait tout de même inscrire son geste dans une lignée prestigieuse : « Je lui ai rappelé qu’il faisait toujours l’éloge de la poétesse Tahere, première Iranienne à avoir retiré son voile, en 1848 je crois, à Téhéran, devant une assemblée d’hommes. Je n’ai fait que suivre son exemple. » Tahere, figure majeure du bahaïsme, une religion fondée sur l’affirmation de l’unité du genre humain, créée au milieu du XIXe siècle, Tahere qui a également osé répudier son mari, avant d’être emprisonnée et étranglée avec son foulard. « C’est vrai qu’elle a mal fini. Je comprends l’inquiétude de mon père. En Iran, tout le monde m’a lapidée, bannie. Et encore je n’avais enlevé que mon foulard. » Si ensuite elle est allée encore plus loin, laissant voir un sein dans un clip pour les César, posant dénudée pour Madame Figaro puis carrément nue en couverture du magazine L’Égoïste, c’est probablement que la vérité ultime du corps ne peut être que la nudité complète, érigée en symbole absolu.
En 2008, fraîchement débarquée en France au bras d’un mari qui lui a offert la nationalité française en même temps que son indéfectible soutien, elle ne parle pas ou peu de politique, se contentant de vivre et de jouir de la liberté, chérie plus que tout. À 25 ans, alors qu’elle est une star en Iran, elle doit repartir de rien – ou presque, elle vient tout de même de jouer avec DiCaprio. Tout reconstruire... Elle le fait, avec légèreté, en donnant le sentiment de virevolter, de s’amuser toujours. Elle devient une actrice véritablement internationale, tourne pour le Britannique Roland Joffé, pour le Français Louis Garrel, elle tourne dans les films de ses compagnons d’exil en France, sa compatriote Marjane Satrapi, l’Irakien d’origine kurde Hiner Saleem, l’Afghan Atiq Rahimi : une famille d’adoption. La romancière iranienne Nahal Tajadod, épouse du regretté Jean-Claude Carrière, elle aussi réfugiée à Paris, l’approche avec un projet singulier : faire d’elle l’héroïne d’un roman, intitulé justement Elle joue, publié en 2012. Elle accepte. On y apprend que pour devenir actrice, elle a tourné le dos à un futur de pianiste classique, au grand dam de sa mère. Elle a d’ailleurs passé son premier casting en cachette, avec la complicité de son grand frère. Sa carrière au cinéma commence ainsi par un mensonge à ses parents.
Il faut revenir en 1997 pour assister à ses débuts : elle a 14 ans, et pour son premier film, Le Poirier, de Dariush Mehrjui, on lui rase le crâne. L’année suivante, après une agression à l’acide heureusement ratée, c’est elle-même qui se rase la tête, tel un super-héros, pour devenir invisible. En Iran, on l’a déjà dit, tout le monde ment pour survivre. Il faut avancer masqué, ou voilée. Mais la boule à zéro, ça marche aussi. Il suffisait d’y penser. À l’école, grâce à son voile, elle reste une fille. Le reste du temps, elle se fait passer pour un garçon. Pendant un an, elle sera Amir, libre comme l’air, traversant Téhéran à vélo, se promenant dans les endroits interdits aux filles, au nez et à la barbe des hommes. Oui, elle joue. Avec la vérité, évidemment, c’est son métier, elle est actrice. Mais aussi avec le feu. « À mes parents je ne pouvais dire qu’un cinquième de ce que je faisais. C’était trop dangereux. Je n’aurais pas aimé être à leur place. » Ce cinquième suffit à les effrayer, à juste titre.
Elle n’est pas la seule à avoir des secrets. Sa mère vient d’une lignée bahaïe, religion considérée comme hérétique et impure par les musulmans, qu’il faut pratiquer en secret. Quand les mollahs ont pris le pouvoir, la maison des Farahani a été confisquée, occupée par des inconnus, à cause du bahaïsme de la mère. Le père, musulman, a fini par faire valoir ses droits, mais a vendu la maison de peur qu’elle soit à nouveau spoliée. Pour en fixer le souvenir, Golshifteh a acheté sa première caméra et en a filmé chaque recoin. Si la caméra est la seule source de vérité, sa maison, ce seront les films. « La maison qu’on perd, on ne la reconstruit plus nulle part matériellement. On n’utilise plus le ciment et les pierres. Le concept de maison est devenu abstrait pour moi. Mais c’est un mot qui peut toujours me... » Elle cherche le mot, ou le mot la cherche. Elle se reprend : « ... qui peut toujours faire éclater quelque chose en moi. » Un silence. « Mon amie Mina Kavani, une actrice formidable, elle aussi exilée en France, dit : “Voilà, ma maison c’est la scène.” Notre maison, c’est où on joue, c’est l’amour, les amitiés, l’art. »
Car jouer, à la fin, c’est rechercher la vérité la plus profonde, celle du rêve, du corps, des sensations, des souvenirs. Même les yeux ouverts, elle peut faire l’inventaire des petites choses qui lui manquent : « Les amandes vertes, les citrons doux, les noix fraîches, les baies, les goûts et les odeurs, et conduire à Téhéran. » Il n’est plus temps de regretter. La séparation est la condition de toute croissance : « Le livre de Nahal a été écrit il y a plus de douze ans, c’est un livre qui parle de chenilles. Le prochain parlera de papillons. » On ne peut s’empêcher de sourire. Elle se justifie : « Je sais. Mon psy me dit toujours que j’abuse des métaphores, de ne pas lui donner d’images, de lui raconter juste ce que je sens. Mais j’ai du mal à raconter autrement ce qui se passe à l’intérieur de moi. »
Golshifteh Faharani à la présentation de la collection haute joaillerie de Cartier aux Giardino Corsini à Florence, en 2023.
Dans Syngué Sabour - Pierre de patience, film de l’ami Atiq Rahimi, elle jouait une femme qui racontait à son mari, paralysé suite à une blessure par balle et incapable de lui répondre, comment elle avait dû coucher avec d’autres hommes pour tomber enceinte et échapper à l’accusation d’être stérile, alors que c’est lui qui l’était. La pierre de patience est une pierre noire à laquelle on raconte ses secrets jusqu’à ce qu’elle éclate de trop de douleur. Elle aime « cette zone grise avec des couches différentes, entre mystique et psychologie, c’est ça qui est intéressant. Le plus précieux, ce sont les secrets. » Atiq Rahimi, qui a deux projets en cours avec Golshifteh, un film d’animation, Les Trente oiseaux, et une adaptation théâtrale de son dernier livre consacré à la poétesse persane Mehstî, nous donne les clés de cette évolution : « Face à la réalité religieuse dogmatique, en Iran comme en Afghanistan, les artistes sont obligés de cacher leur vérité et cherchent les possibilités humaines de l’exprimer. Golshifteh a défié l’histoire avec un grand H, elle a trouvé cette possibilité humaine. Aujourd’hui, elle ne joue plus, elle vit sa vérité. Elle vit dans son art, et dans son image, elle nous tend un miroir. »
Dans Roqya, la sorcière Nour vend ses services occultes, exorcismes et autres charmes invérifiables à ses voisins trop crédules. À son fils qui lui demande à quoi elle croit, elle répond par cette anecdote de startupper sans scrupule : « Pendant la ruée vers l’or, ceux qui ont gagné le plus d’argent, ce n’étaient pas les chercheurs d’or mais ceux qui leur vendaient des pelles. » On se demande où est passée la beauté du divin. « La main de Dieu ne fait pas de bruit », murmure Golshifteh. Stupéfait, je l’interroge du regard. Elle m’éclaire : « C’est une expression persane qui signifie que les méchants finissent toujours par recevoir le châtiment qu’ils méritent, que Dieu les frappera sans prévenir, que leur tour viendra, en bonne justice cosmique. » Est-ce qu’elle se sent protégée ? Elle met du temps à me répondre. « Avant je me sentais protégée. En surface j’ai perdu un peu la foi... » Elle fait une pause pour reprendre son souffle. « Ça me fait pleurer, mais en profondeur, ce qui me résonne le plus dans l’âme c’est l’unité des êtres humains. Je suis une étrangère qui voit que le monde est sa maison. Les frontières sont illusoires. Je veux donner ce message d’unité, comme dans Imagine, de John Lennon. » Ou comme dans la foi bahaïe, qui affirme l’unité spirituelle de l’humanité. Retour à la foi secrète de la lignée maternelle.
Même nu, dévoilé en gros plan, son visage, quand il apparaît à l’écran, continue de garder son mystère, ses précieux secrets. On se demande toujours à quoi elle croit, et si elle croit à quelque chose. « Moi, comme actrice, je sais. Mais c’est à chacun de se faire son idée. » Est-ce qu’elle est chercheuse d’or, ou est-ce qu’elle vend des pelles ? Golshifteh répond en éclatant de rire. Un rire heureux, d’avoir joué un bon tour, d’avoir joué tout court. Un rire d’enfant, qui ne laisse aucun doute : la main de Dieu ne fait pas de bruit, mais si elle en faisait un, ce serait celui-là.