MEDIA CORSICA
Barbara Stiegler : "En mimant une gestion du virus à la chinoise, les néolibéraux nous ont dit enfin clairement ce qu’ils pensaient"
Entretien Par Nidal Taibi Publié le 09/11/2020
Professeure de philosophie et responsable du master "Soin, éthique et santé" à l’université Bordeaux-Montaigne, Barbara Stiegler publie son deuxième ouvrage critique sur le néolibéralisme, "Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018 - 17 mars 2020" (Éditions Verdier).
Auteure de "Il faut s’adapter". Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019), remarquable généalogie philosophique et historique de l’injonction néolibérale à s’adapter à son "environnement", Barbara Stiegler publie Du Cap aux grèves, récit de sa rupture avec la routine ascétique du milieu universitaire et son "basculement dans l’action". Armée des élaborations théoriques de son précédent livre, elle y livre une lecture subjective de la séquence sociale qui va de la révolte des Gilets jaunes à la mobilisation pour les retraites. Sans dénier à ces mouvements leur puissance, elle en tire pourtant un bilan critique et invite à repenser et réinventer nos modes de mobilisation. Entretien.
Marianne : La métaphore maritime du "cap" est au cœur du titre de votre livre et vous sert de fil conducteur tout au long du récit. En quoi vous permet-elle d’analyser la séquence sociale "17 novembre 2018 – 17 mars 2020" ?
Barbara Stiegler : Ce terme de "cap" sature le discours politique depuis des années : "il faut tenir le cap", en dépit des alertes, des remous et des tempêtes. Avec le mouvement des gilets jaunes, ce mot a révélé pour moi toute sa puissance poétique : le cap, celui d’une mondialisation indiscutable, m’est apparu comme une idée fixe, obsessionnellement visée par une série de capitaines de plus en plus inquiétants, qui tous nous menaient au naufrage depuis des décennies et qui en sont venus à affronter, en fin de course, la multiplication des mutineries et des raz-de-marée.
À cette course délétère vers le cap, mon livre oppose une autre vision maritime, celle d’un retour sur nos grèves, sur ces rivages où l’on peut s’arrêter et s’asseoir pour interroger les pouvoirs qui nous dominent et les processus dans lesquels nous nous sommes nous-mêmes embarqués. Cette vision poétique d’un cap contesté depuis nos grèves m’est venue en quelque sorte en marchant. C’est en courant d’un foyer de mobilisation à l’autre, en allant du CHU à l’Université de Bordeaux en passant par la place la Mairie, en parcourant cette ville en effervescence et battue par les pluies et le vent, que cette vision maritime s’est progressivement affermie.
Or, cette image s’est fracassée le 17 mars sur le basculement dans une nouvelle ère, date à laquelle s’arrête brutalement mon récit : le début de la pandémie, qui m’est apparu comme la collision contre un immense iceberg, mettant brutalement à l’arrêt tous les mouvements sociaux et la vie politique elle-même. Le basculement dans cette ère de glaciation a certes donné un répit inespéré aux capitaines qui nous gouvernent, ce dont ils semblent aujourd’hui vouloir profiter le plus longtemps possible, mais il est très inquiétant pour la suite.
Pour les dirigeants néolibéraux, ce virus est le pire des démentis et c’est ce qui explique que dans un premier temps, ils aient totalement dénié son existence
Ce moment de répit que vous évoquez a été soutenu par la promesse d’un "monde d’après" et de "jours heureux" qui succéderaient à la crise sanitaire. Que vous inspire ce discours ?
La rhétorique présidentielle sur "les jours heureux", mimant de manière infantile le titre du programme du Conseil national de la Résistance en 1944, a fait long feu et j’imagine que peu de citoyens y ont cru à l’époque. Le même président leur demande maintenant "de vivre avec le virus", dans un régime d’exception où l’on pratique le couvre-feu, puis le reconfinèrent permanent, ce qui n’évoque pas vraiment la "Libération" ! Là où cette rhétorique a vraiment fonctionné pendant quelques mois, c’est plutôt du côté des forces d’opposition et des mobilisations citoyennes. Je me suis évidemment réjoui qu’au pic de la catastrophe de nombreuses voix se soient élevées pour réclamer un "monde d’après" plus juste, plus égalitaire et plus écologique. Mais ce qui m’a inquiétée, c’est que dans beaucoup de ces tribunes, on adoptait en effet le ton de la promesse, comme si par la seule grâce du virus, nous allions basculer soudain vers la lumière.
Avec d’autres, j’ai opposé à ces visions prophétiques qu’on devait plutôt s’attendre à un durcissement des pouvoirs dominants et que la rupture avec l’ancien monde ne pourrait se conquérir qu’au prix de mobilisations sociales et politiques de très grande ampleur, qui ne peuvent se contenter du virtuel et doivent avoir lieu "en vrai". J’en reste convaincue et c’est pour cette raison je pense que la première de nos priorités doit être la reconquête des espaces publics et du droit de s’assembler, de manifester, de débattre, de s’éduquer, de participer à la vie sociale etc.
À LIRE AUSSI >>Barbara Stiegler : "Cette crise oblige le néolibéralisme à se dédire de manière spectaculaire"
La gestion politique actuelle de cette crise vous semble-t-elle porter les marques du néolibéralisme ou, au contraire, est-ce qu’elle met en suspens les politiques néolibérales ?
Pour les dirigeants néolibéraux, ce virus est le pire des démentis et c’est ce qui explique que dans un premier temps, ils aient totalement dénié son existence. Il illustre en effet les désastres de la mondialisation, de la crise écologique et de l’hypermobilité des flux et il a obligé les néolibéraux à imposer eux-mêmes monde de stase, de clôture et de frontière qu’ils n’étaient absolument pas préparés à penser. Mais une fois passé ce premier temps de panique (les quelques jours qui ont précédé les décisions de confinement), les politiques néolibérales sont vite retombées sur leurs pieds. Elles ont découvert, grâce au capitalisme numérique, que la pression à la compétition et la course à l’innovation pouvaient continuer à s’accroître, et que l’assignation à résidence des populations n’empêchait nullement l’explosion des flux numériques et commerciaux du e-commerce, du télétravail, de l’enseignement à distance, de la e-santé etc.
En décuplant la puissance du virage numérique, la gestion néolibérale du virus a permis à la fois d’assurer la continuité, celle des fameux "plans de continuité des activités", et une véritable rupture, en contraignant toutes les populations à une accélération sans précédent des transformations de leurs modes de vie. Parallèlement à ce coup de force, elle a accéléré, à travers la célébration de la "distanciation sociale", l’atomisation du corps social et la dissolution de toute forme de collectif, allant jusqu’à remettre en cause les aspirations démocratiques de la société. En mimant une gestion du virus à la chinoise, les gouvernements néolibéraux se sont mis à nous dire enfin clairement ce qu’ils pensaient, depuis bien longtemps, de la démocratie - réclamée par des foules jugées ignorantes, indisciplinées et irrationnelles. On le voit désormais au grand jour : les néolibéraux considèrent qu’elle est le problème, et non la solution.
Le néolibéralisme a complètement transformé notre rapport au temps
Les deux métaphores maritimes que vous utilisez suggèrent deux rapports au temps différents : la métaphore du cap renvoie au mouvement ininterrompu, aveugle, et continu ; celle des rivages évoque plutôt l’arrêt, le recul, le temps lent et long. Le néolibéralisme implique-t-il aussi une manière de s’inscrire dans le temps à laquelle il faudrait opposer une temporalité différente ?
Le néolibéralisme a complètement transformé notre rapport au temps. Dans les milieux intellectuels par exemple, où tous les lieux partagés sont en voie de disparition et où nous sommes de plus en plus condamnés à une hypermobilité géographique et numérique, tout se passe désormais de plus en plus comme dans le monde de l’entreprise. Chaque atome de temps est compté, et toute activité de recherche, d’enseignement ou d’organisation administrative doivent avancer de manière efficace, en capitalisant des résultats et en respectant les "guidelines" et les lettres de cadrage qui formatent désormais à l’avance nos propres choix. Quant aux conflits politiques, ils s’expriment entre nous de manière beaucoup moins claire.
Tout se passe comme si nous n’avions plus ni le temps, ni la force de nous affronter, à part à la veille des grands matchs électoraux. C’est un basculement que je déplore car il dessert notre éducation politique et, avec elle, les conditions d’une véritable démocratie. Restaurer le temps long de la retraite, de la recherche et de la clôture, mais aussi celui du conflit et de la confrontation des points de vue, restaurer des « grèves » en ce sens précis, m’apparaît comme une urgence vitale pour notre survie intellectuelle et politique.
Le 1er décembre 2018 est une date décisive dans votre récit : vous enfilez pour la première fois le gilet jaune. Vous écrivez toutefois : "Je suis fière d’être là, mais je n’assume pas jusqu’au bout ce gilet." Pourquoi ce fut difficile pour vous de l’assumer ?
Pour plusieurs raisons. La première vient des clichés sociaux immédiatement fabriqués pour "dé potentialiser" un mouvement social ou politique : les discours dominants, politiques et médiatiques, les réfèrent à chaque fois soit aux "quartiers", soit aux "bobos", soit aux "Français des territoires et des ronds-points". Ces assignations tentent de figer ce qui se produit dans une revendication sectorielle pour bloquer son potentiel insurrectionnel ou révolutionnaire. Or nous sommes tous, même si nous avons conscience de cette stratégie, plus ou moins contaminés par ces catégories. Dans les cortèges, je me demandais moi-même si j’étais bien une "vraie" gilet jaune. N’étais-je pas trop urbaine (même si quelques mois plus tôt je vivais près des ronds-points) ? Trop intellectuelle (même si rien ne permettait d’affirmer que les gilets jaunes ne l’étaient pas) ? Trop bien payée (même si mon niveau de revenu s’était effondré et était inférieur à celui de beaucoup d’artisans qui se mobilisaient, légitimement, sur les ronds-points) ?
La seconde raison est que j’allais m’embarquer, quelques semaines plus tard, dans la promotion d’un livre sur le néolibéralisme et qu’une sorte de contrat moral me liait à mon éditeur, Gallimard. Je devais d’un côté préserver l’image de l’auteur qui se tient à distance des conflits sociaux, pour protéger le livre et me protéger moi-même de toute polémique. Mais de l’autre, je ne pouvais m’empêcher de m’impliquer dans ce mouvement, avec la désagréable impression de le faire en contrebande.
Cette situation étrange dit à mon avis quelque chose de notre époque. Tandis que la figure de l’intellectuel engagé dans le combat politique a pu être valorisée dans notre histoire passée, elle est aujourd’hui profondément discréditée. Le monde médiatique construit de toutes pièces une partition entre les mobilisations sociales, qui sont toujours décrites comme sectorielles et divisées, rivés à d’étroits intérêts à courte vue, et le monde des chercheurs, des experts et des intellectuels, attachés eux à l’universel et qui se tiendraient prudemment à distance de ce marigot des luttes sociales. Pour un individu isolé, il est extrêmement difficile de perturber les règles de ce spectacle, et c’est ce qui explique la situation de malaise que j’ai pu ressentir alors.
C’est précisément cette convergence entre une multiplicité de classes sociales qui a permis de bloquer le projet de réforme
Dans votre livre, vous semblez établir une continuité logique entre le mouvement des gilets jaunes et celui contre la réforme des retraites. Or, eu égard au statut professionnel et à l’origine territoriale des personnes mobilisées dans l’un et dans l’autre, ce sont deux mouvements peu convergents. Quels sont les éléments qui les traversent en commun et qui vous permettent de justifier le lien entre eux ?
Je ne parlerais pas de continuité logique. Je dirais plutôt que le mouvement des Gilets jaunes a porté celui contre la réforme des retraites car nombre d’agents de la fonction publique qui se sont engagés dans ce mouvement ont senti que, cette fois, ils seraient probablement soutenus par les classes populaires. Si les choses se sont très mal enclenchées au départ entre les Gilets jaunes et les syndicats, ces derniers ont fini par comprendre, certes tardivement, que ce mouvement n’avait rien à voir avec un parti anti-taxe hostile à l’État et aux services publics et que c’était même rigoureusement l’inverse. L’un des acquis de ce mouvement, c’est que le discours politique et médiatique opposant les "Français" aux "Fonctionnaires" a été enfin déconstruit par les gilets jaunes. La référence, permanente sur les ronds-points, à la Révolution française et à la République signifiait la réhabilitation immédiate des services publics et, en ce sens, la défense du modèle social français.
Or cette vision d’une république solidaire, opposée au projet d’une société néolibérale où chacun capitaliserait ses points, est aussi ce qui a porté le mouvement de défense des retraites. Rien d’étonnant donc à ce que les gilets jaunes se soient à nouveau mêlés aux soignants, qui avaient massivement défilé avec eux, mais aussi aux enseignants, aux cheminots ou aux postiers. C’est précisément cette convergence entre une multiplicité de classes sociales qui a permis de bloquer le projet de réforme et qui a fait si peur au pouvoir en place.
Dans vos analyses et diagnostics, vous vous montrez consciente des rapports de force réels et de la conflictualité qui traversent nos sociétés. Or le débouché démocratique que vous proposez, celui d’une délibération collective et d’une confrontation des points de vue, semble fort imprégné de la philosophie politique du consensus et de l’éthique de communication habermassienne – Habermas s’est d’ailleurs intéressé à John Dewey, dont vous revendiquez l’héritage. Une telle approche vous semble-t-elle adéquate pour faire face à la violence des politiques néolibérales ?
Cette question est exactement celle sur laquelle je travaille aujourd’hui. Les analyses de Dewey sur l’intelligence collective plaisent beaucoup au monde de l’entreprise, car elles semblent très éloignées des philosophies du conflit héritées de Marx et de Hegel, qui donnaient au négatif et à la contradiction un rôle moteur, potentiellement révolutionnaire. Dewey lui-même emploie les termes de "consensus" et de "communication", ce qui favorise le rapprochement que vous faites, et qui a déjà été fait, avec la philosophie consensuelle de Habermas. Mais une approche plus approfondie de ses textes montre que ce rapprochement est en réalité erroné, car Dewey s’inscrit lui aussi dans le sillage de Hegel, et du rôle moteur accordé au négatif et au conflit. Ce que Dewey tente de penser, c’est une conflictualité radicale qui ne passe pas par la violence, voie étroite et difficile certes, mais qui me semble légitime. Telle est bien la question aujourd’hui : comment restaurer le conflit sans céder finalement à la violence, à celle de la répression comme à celle de l’insurrection ? Comment lutter, résister et finalement contribuer à un processus insurrectionnel, sans passer à l’action violente et la violence armée ? Comment allier, au fond, la mobilisation sociale et la reconstruction de la démocratie ? A l’heure où une partie des élites dominantes considèrent que la démocratie est devenue un "inconvénient" - selon la formule d’Axel Kahn sur France Culture -, et que le régime chinois a fait la démonstration d’une gestion exemplaire de la crise, Dewey peut peut-être nous aider à répondre à cette question cruciale.
* Barbara Stiegler, Du cap aux grèves, Verdier, 144 p., 7 euros
Par Nidal Taibi